Actualités d'hier et d'aujourd'hui sur les Pyrénées Centrales, au travers de l'histoire d'une famille, celle d'un "pays", celui des Pyrénées. Le passé est omniprésent avec celui d'un petit peuple : la Barousse...
les photos de l'autocar et de la juvaquatre sont sur les sites de passionnés de voitures anciennes ; la vache haut-pyrénéenne Cerise ; charrue ancienne ; cartes anciennes du marché delcampe
J'ai grandi dans un village où trois communautés cohabitaient : française (majoritaire), espagnole et italienne, ces deux dernières étant arrivées après la guerre de 14-18 pour pallier au remplacement - si l'on peut dire - des hommes décédés durant le conflit. Ils étaient métayers pour la plupart et les hommes travaillaient soit pour Roqué, venu lui aussi de Catalogne pour tenter sa chance en France et qui avait réussi à fonder une entreprise de Chaux et Ciments à Izaourt ainsi que chez Couret Chaux et Ciments, soit pour Labardens au Pic du Midi.
Les Espagnols dominaient dans la plaine dès les années 1920 et l'afflux des Réfugiés en 1939 vint grossir leurs rangs sans que quiconque y trouve à redire (à part quelques grincheux mais à ma connaissance, je n'ai jamais entendu les Français parler d'eux en mal !) mais il faut dire que la frontière est proche et bien entendu, l'émigration des Catalans surtout puis des Aragonais avait commencé dès le mitan du 19ème siècle.
Et leurs enfants étaient nés en France. En Haute-Barousse, les Italiens étaient très nombreux et totalement acceptés par la population. Les deux premiers charbonniers embauchés par les Eaux et Forêts par le truchement des ministères, étaient arrivés en 1900, Gustavo Archangéli à Mauléon-Barousse et Lorenzo Cinotti, mon grand-père maternel, à Saint-Bertrand de Comminges. Il rejoignit son condisciple en 1920.
Les Espagnols, les Portugais, les Polonais et les Russes y étaient minoritaires mais ils surent également se faire accepter.
Il y avait également un hospice tenu par des sœurs de la communauté Saint-Joseph de Cantaous en majorité Espagnoles, parlant un excellent français ! qui fonctionnait beaucoup avec les dons des riches bourgeois - tradition chrétienne oblige - et qui recevaient des indigents malades, handicapés, sans ressources pour la plupart. Une querelle entre la famille Sécail, propriétaire des lieux et la municipalité de Bertren lorsque mon grand-père Jean-Marie Mansas était maire, avait provoqué un séisme et déclenché une colère qui a traversé le siècle !
En effet, Léontine Sécail, une rentière au sacré caractère, toujours opposée aux municipalités de gauche décrétées "mécréantes" - les événements de 1905 avaient laissé des traces indélébiles et sa famille partageait entièrement ses vues - à sa mort en 1913, avait laissé ses biens à sa "demoiselle de compagnie" et lointaine cousine de Luchon qui vivait avec elle depuis 1900 Noëllie Sécail.
Après son décès, Noëllie passa son temps entre Bertren et Luchon où elle aida aux soins des soldats blessés venant chercher soins et réconforts dans la cité thermale et des nombreux pauvres et indigents qui hantaient les endroits où il y avait des "riches" pour tenter de - au moins - manger tous les jours ! La dame, très croyante, sincèrement attirée par la religion et au rang social élevé, avait des liens étroits avec toutes les communautés religieuses de la région nées dès le mitan du 19ème siècle telles celle des Filles de Notre-Dame des Douleurs (Saint-Frai) à Tarbes et celle des Soeurs de Saint-Joseph à Tuzaguet-Cantaous.
Elle décida, après la guerre, de créer un hospice pour les pauvres et les indigents sur un terrain qu'elle possédait à Bertren où se trouvait une vieille grange et un bâtiment transformé en couvent vers la fin du XIXeme siècle et qui serait dirigé par les Soeurs de Cantaous. Elle n'avait, elle, aucun problème relationnel avec mon grand-père et le projet fut accueilli avec enthousiasme.
Contrairement à ce que j'avais écrit précédemment dans cet article - je n'avais pas vérifié ce que l'on m'avait rapporté car les personnes ont toujours parlé de "Melle Sécail" sans mentionner le prénom, comme d'un dragon toujours en guerre contre la gauche qui avait osé chasser les religieux, fermer des couvents, rejeter l'école libre, la seule valable en 1905, etc.etc. mais le conflit durait depuis au moins 1770 depuis la construction du relais de Poste et de Chevaux aux Quatre-Chemins - Noëllie était gentille, douce et compréhensive. Restée célibataire elle s'était tournée vers l'Eglise comme si elle avait à laisser quelque chose à la gloire de Dieu - c'était le mysticisme du siècle - et donc, comme elle était riche, elle pouvait consacrer sa fortune aux pauvres.
La transmission de la mémoire est aléatoire surtout quand les témoins qui restent sont âgés et ne citent pas les prénoms des protagonistes aussi, ai-je mal interprété ce que ces dames m'avaient raconté, surtout celle qui avait tout intérêt à déformer la vérité... J'avais écrit " Noëllie Sécail qui avait hérité à la mort de ses parents d'un bâtiment genre couvent, fit construire sur son emplacement l'actuel établissement en 1923-1924 - d'après ce que l'on m'a raconté - après un énième conflit avec le CM et donc, avec mon grand-père, décida de se venger".
Voici l'erreur : le projet fut monté en accord avec la municipalité (vous voyez Melle Sécail en conflit avec ma grand-mère Félicie dont les deux soeurs étaient religieuses et qui avait eu un frère missionnaire, père Assomptionniste mort en 1916 ?). Mais non, voyons, ceci est impossible et mon grand-père qui était - aux dires de tous ceux qui l'ont connu et qui vivaient encore dans les années 70 - un homme d'une grande bonté, d'une intelligence rare et toujours de bonne composition, quoique à cheval sur les principes auxquels il ne fallait aucunement déroger, n'allait pas entrer en conflit avec une personne qui voulait apporter tant de bien au village !
Il laissa la mairie en 1925, gravement malade et ce fut Jean-Marie Labardens qui lui succéda. Ce dernier venait de créer une entreprise de BTP qui prit rapidement de l'ampleur et bien évidemment son esprit d'entrepreneur changeait la donne, il ne voulait pas perdre de l'argent en balivernes. Il sous-traita les travaux auprès d'un maçon que mon grand-père - sur sa cassette personnelle - aida à s'installer en 1919 au village, il n'était pas d'ici.
C'est justement un conflit entre entrepreneurs qui amena une tension entre la commune et Melle Sécail laquelle n'apprécia pas du tout, mais pas du tout la situation ! Le conflit d'intérêt, auquel il faut ajouter les opinions politiques du sous-traitant qui ne concordaient pas avec la religion chrétienne telle qu'elle la voyait....n'arrangèrent en rien la situation !
Mais ce ne sont pas toutes ces querelles qui lui fit prendre la décision de déclarer comme héritière de l'hospice la commune de Luchon : c'est tout simplement parce qu'elle était de Luchon et que la VILLE de Luchon ainsi que les collègues hôteliers et rentiers de sa famille l'avaient aidée à bâtir et exploiter cet édifice... Il lui fallut beaucoup d'argent pour réaliser ce projet et sans l'aide des luchonnais, elle n'y serait jamais arrivée ! N'oublions pas que l'on sortait d'une guerre effroyable et qu'il fallait tout reconstruire...
Bien sûr les quelques dispositions défavorables à la commune de Bertren peuvent laisser penser à un quelconque règlement de compte mais bon... Jean-Marie Labardens y était sas doute, un peu pour quelque chose...
Donc, à sa mort en 1931 ou 1932, je crois, les héritiers et les villageois apprirent que la commune de Luchon héritait de cet établissement avec des avantages plus que certains qui se changeaient en désavantages pour celle de Bertren, bien évidemment... La rancœur de part et d'autre fut immense : les héritiers voyaient s'en aller un bien de grande valeur et en déclarèrent mon grand-père responsable (aïe, aïe, aïe !) et la municipalité un rapport plus que conséquent car le testament fut on ne peut plus opaque : c'était Luchon qui percevait les taxes et les revenus alors que Bertren devait entretenir les rues et les accès.
J'avais écrit cela : "Je ne vous dis pas la hargne de part et d'autre ! car ces ressentiments s'ajoutaient aux querelles politiques gauche-droite... N'ayant pas trouvé de documents sur cette affaire, je ne sais pas qui avait raison et qui avait tort mais si on analyse la situation par rapport au caractère des Baroussais, il s'agit sans nul doute d'un conflit où les malentendus se sont succédés sans que personne ne veuille céder. Donc, c'est une faute à 50/50 ! Mais même la mort de mon grand-père en 1930 ne parvint pas à éteindre le courroux des héritiers frustrés et à mon avis, avec la fermeture de l'établissement en décembre 2015, il a été bien évidemment ravivé ! (1)"
Il me faut donc préciser qu'ayant trouvé quelques documents depuis, il semblerait, j'écris bien, il semblerait, qu'elle aurait longtemps hésité car elle avait des neveux et nièces qui auraient dû normalement hériter de l'hospice en plus de ses biens propres : à savoir une énorme bâtisse et des terres à Bertren pour ses neveux, ses parts d'héritage sur l'hôtel-restaurant de Luchon pour ses nièces, mais certains comportements avaient engendré une querelle qu'elle ne pardonna pas. Si on y ajoute le conflit avec les entreprises...
Donc, mon grand-père et ma famille n'y sont pour rien... Je pense que cette déformation de la vérité s'est faite à la fin des années 50 et surtout surtout après 1965 : il faut des arguments en général basés sur des motifs d'argent "volé à cause de..." pour étayer des propos que les esprits les plus faibles peuvent croire et colporter afin de créer des dissensions.
Les pensionnaires
Les pensionnaires avaient des pathologies innombrables tant physiques que mentales et nous les avons côtoyés sans crainte, sans rejet, sans jugement car on nous avait appris que tous les hommes étaient égaux et semblables. Et respectables ! Il n'était pas question de se moquer ou de mépriser : la question ne se posait même pas !
Les trois communautés vivaient exactement de la même façon, ensemble, à part que les femmes tant chez les Espagnols que chez les Italiens, n’avaient pas le droit de se mêler aux autres, hormis pour les offices religieux ! Néanmoins, leurs filles ne se gênèrent pas pour jeter aux orties de tels tabous ...
Mais ce qui amusa tout le monde, ce fut qu'à partir de 1951, il me semble, une guerre impitoyable éclata ! Vous vous demandez : il y a eu un pogrom à Bertren ? Que nenni, que nenni ! ce fut un conflit mémorable entre, tenez-vous bien... Espagnols et Italiens. Les Français comptaient les coups et rigolaient.
Voici donc les noms de ces familles pour se retrouver dans le récit et ceux qui suivront :
- les espagnols : Badia et Carréra arrivés en 1927 ; Nasarre en 1920 ; Castillon en 1920 ; les religieuses de l'hospice ; Peguera dans les années 1950 ;
- les Italiens : Gallina en 1936 ; Sabinotto en 1935 ; Luchini avant 1940 ; Zaboto en 1951 ;
- les français : une trentaine de familles ou peut-être plus.
Nous sommes donc, pour le récit suivant, en 1953 :
Les paysans se rendaient toutes les semaines sur les marchés de la région qu’ils aient ou non des bêtes à monnayer. C’était l’occasion de rencontrer des collègues, d’apprendre des nouvelles, d’en colporter et de faire des affaires dans les magasins où le marchandage était de rigueur car pour ne pas passer pour un « couillon », il fallait toujours obtenir un rabais, prévu, bien entendu, dans le prix de vente par le commerçant qui n’entendait pas perdre un sou pour rien au monde !
Et pour se rendre à Montréjeau ou bien à Saint-Gaudens, il fallait prendre le car d'un immigré italien arrivé en France après la guerre de 14-18 et marié avec une Française à Esténos, un certain Evaristo de Nardino dit Évariste ou de Nardin, fabricant de chaises en paille et autres outils agricoles, qui officiait également comme transporteur pour amener bêtes et gens sur les marchés et son car accusait son âge. Il montait - déjà je ne vous dis pas alors l'état au début des années 1960 ! - difficilement les côtes et bien souvent, il fallait que les passagers descendent pour le pousser. Tout se passait dans la bonne humeur et comme l’homme était sympathique, pas cher et qu’il trouvait toujours une solution à n’importe quel problème, il était obligé, parfois, de faire deux tournées pour prendre tout le monde. Une dame de Bertren encaissait les billets et gardait un œil vigilant sur la sacoche bien remplie en fin de journée !
De Nardin tassait les veaux et les cochons que les paysans voulaient vendre, dans une remorque brinquebalante elle aussi, dont la porte était régulièrement attachée avec du fil de fer. Un jour, il la perdit dans une côte et comme le car avançait lentement en crachotant et en rejetant une fumée noire nauséabonde, les veaux s’empressèrent de sauter et de se disperser sur la route au grand dam des automobilistes qui suivaient l’équipée. Un concert de klaxon couvrit le bruit du moteur malmené mais qui, délivré du poids des bêtes, s’emballa. De Nardin comprit vite qu’un souci était arrivé et stoppa au milieu de la route sans se préoccuper plus que cela de ceux qui attendaient derrière lui. Les animaux furent rapidement rattrapés et tassés à nouveau dans la remorque qu’il referma avec … sa ceinture ! Mais comme le pantalon menaçait lui aussi de s’échapper de son ventre imposant pour se poser sur ses chevilles, il ôta son mouchoir de cou, tout le monde s’aperçut alors qu’il ne se lavait pas la nuque et fit un gros nœud au-dessus de la braguette, ce qui, bien évidemment, déclencha l’hilarité générale !
Il était tellement naturel, gentil et amusant qu’il ne perdait aucun client. Même les jours de pluie où les passagers munis de leurs parapluies, il ne fallait surtout pas l’oublier car les fuites étaient nombreuses et un simple imperméable ne suffisait pas et pour dedans et pour dehors, les ouvraient dans la bonne humeur et l’eau ruisselait entre les sièges abîmés, rouillés, grinçant à chaque mouvement. La rigolade était générale sur le marché quand enfin, il arrêtait son antique engin sur le parking près de la halle aux bestiaux ! Comment rater un tel spectacle : un car rempli de gens protégés par leurs parapluies qui riaient derrière les vitres !
On se pressait pour voir le phénomène car on ne savait jamais ce qui avait pu se passer et on ne voulait manquer pour rien au monde un tel divertissement, gratuit en plus !
Personne ne se fâchait, de toute façon les voyageurs savaient ce qui les attendait en montant dans le car ! De Nardin était un « personnage » et n’allait pas changer du jour au lendemain. Il fallait l’accepter tel qu’il était même lorsqu’il exagérait. Comme cette fois, en fin avril, où n’ayant plus de place dans la remorque et ne voulant pas refuser à un client de prendre son veau, il le fit monter à l’arrière de l’engin en conseillant aux dames assises sur la longue banquette trouée par endroits, de se serrer pour lui laisser un peu de place. Il y eut contestation mais il persista dans son projet et démarra en faisant crier le moteur pour ne pas entendre les protestations plus que virulentes ! Il hurla pour les faire taire en exagérant son accent transalpin déjà très prononcé en temps normal :
- La ferme, le poulailler ! Vous n’avez qu’à le caresser, il va se calmer !
Le poulailler ne se calma pas car, le veau, stressé, se lâcha en un jet pestilentiel sur une femme qui manqua se trouver mal. Elle était couverte d’excréments et instinctivement, ses compagnes s’éloignèrent d’elle encombrant l’allée centrale, ce qui eut pour résultat d’effrayer encore plus l’animal qui commença à ruer et à donner des coups de tête. Son propriétaire essaya de le tranquilliser et y réussit partiellement. Mais bien évidemment, c’était la cohue dans le car. De Nardin ne s’arrêta pas pour autant et c’est dans un vacarme assourdissant s’échappant par les fenêtres ouvertes où s’alignaient des têtes grimaçantes, que le courageux véhicule s’arrêta sur le parking. Le marché était noir de monde et les regards se tournèrent vers lui. L’ahurissement précéda un énorme éclat de rire quand les passagers descendirent en se bousculant pour ne pas rester une minute de plus à l’intérieur et en secouant les mains pour montrer à quelle odeur infecte ils échappaient !
Qu’est-ce que ça pouvait vouloir dire ? On entendit sur le marché la rumeur qui courait, qui enflait : « Quelqu’un s’est « cagué » dessus dans le car de de Nardin ! Ouh la la ! Hildépute ! Ca doit sentir le fresquin ! ».
Mais au grand étonnement de tous, ce fut un veau tenu en laisse par son maître qui descendit en ruant et enfin, après un long moment, une pauvre femme accompagnée d’une amie qui se bouchait le nez, couverte de…! Les gens la regardaient, incrédules, comment allait-elle enlever tout cela ? On ne se gêna pas pour se moquer.
Elles se dirigèrent vers un café où la patronne compatissante les conduisit vers une salle d’eau. Tandis que la victime se déshabillait pour se laver de la tête aux pieds, son amie alla lui acheter des vêtements.
De Nardin s’enquit tout de même de sa santé mais pour une fois, son charme n’opéra pas. Il écopa d’un « connard » bien formulé dans les règles qu’il encaissa sans broncher. Toutefois il ne perdit pas ces deux clientes car il proposa de rembourser les dégâts, ce qui fut accepté avec une joie non dissimulée.
Ce fut ce jeudi-là que Giuseppe (Joseph) Zaboto dit Pépino qui ne voyageait plus avec lui depuis qu’il avait obtenu le permis de conduire et acheté une Juvaquatre pour se rendre sur tous les marchés de la région, en particulier sur celui très renommé de Rabastens de Bigorre, apprit une très mauvaise nouvelle. Il avait attendu l’arrivée du car en compagnie d’un groupe, comme tous les jeudis, pour lancer quelques réflexions féroces à son vieil ennemi de Nardin qui lui répondait de même. Leur animosité datait de leur arrivée en France, la rencontre entre eux ayant été houleuse car de Nardin n’avait pu s’empêcher de faire remarquer que les jambes de Pépino Zaboto dit aussi "le bossu" étaient parfaites pour faire tenir en place les planches d’une barrique : « Elles pourraient aisément remplacer les cerceaux » et de lui lancer une pique sur sa bosse proéminente. Pépino, vexé, l’avait méchamment remis à sa place. Il faut dire que, en ce qui concernait les moqueries sur les défauts physiques des gens, les Pyrénéens, de quelques origines qu'ils soient, sans même avoir l'idée de se regarder eux-mêmes avant de parler, n'en rataient aucune, ils étaient aussi fins que du gros sel !
Ce jeudi-là donc, il était avec les autres en train de gloser sur l’affaire du veau lorsque de Nardin qui nettoyait son car, lui envoya quelques piques bien acérées. Il répondit sur le même ton et les Italiens vinrent prendre partie ou pour l’un ou pour l’autre. Les Français et les Espagnols étaient morts de rire et en rajoutaient également. Les deux hommes étaient de véritables vedettes et personne ne voulait rater leurs échanges aigre-doux même pas les bourgeois qui faisaient mine d’être offusqués par tant de vulgarité. Mais le peuple se moquait de leur air dédaigneux.(2)
Les échanges atteignaient une hauteur vertigineuse lorsque Pépino sentit une main se poser sur son épaule. Il se retourna et vit Mr Tomps parti de Bertren en 1948 pour habiter Muret, qui le regardait en souriant. Pépino montra sa joie de revoir cet homme sympathique qui lui avait permis de quitter sa condition de métayer pour celle plus enviable de fermier ; grâce à lui, il avait acquis une promotion sociale et il lui en était reconnaissant.(3)
L’homme, toujours obèse, peinait pour se déplacer. Il semblait très fatigué, il s’exprimait lentement. Pépino comprit qu’il était très contrarié et s’enquit de ses affaires. Mr Tomps inspira profondément puis raconta :
- J’ai perdu le divorce que ma femme avait demandé. Je suis complètement sonné par le jugement : je dois tout vendre ! Voilà mon pauvre Zaboto, ce que je voulais vous dire : je suis obligé de vendre la ferme. Mais je garde la maison familiale et le bien. Je suis désolé de vous annoncer cela mais il vous faut partir de cette maison ou bien me l’acheter.
Pépino ne savait que dire, que penser. Tout se brouillait dans sa tête, il n’y avait que deux ans qu’ils étaient là, ils commençaient à vivre à peu près bien et voilà qu’il leur fallait partir car bien évidemment, il ne pouvait acquérir cette propriété. Il n’avait pas la somme nécessaire. Comme il restait préoccupé, Mr Tomps relança la conversation :
- Je comprends bien que vous soyez ennuyé de devoir laisser tout ce que vous avez bâti mais j’ai peut-être une solution pour vous.
Il dressa l’oreille : une solution ? Il ne répondit pas mais regarda son interlocuteur droit dans les yeux qui, se sentant encouragé, lui proposa :
- J’ai rencontré récemment Mr L..... qui travaille sur la voie Saint-Gaudens-Toulouse et il m’a confié qu’il désirait louer sa maison à Bertren afin d’en retirer quelques revenus. Je crois que vous lui avez loué par bail des parcelles, n’est-ce-pas ?
Pépino, dont le teint avait viré au rouge brique tellement il était contrarié lui répondit par l’affirmative et comprenant où Mr Tomps voulait en venir, cria presque :
- Mais oui ! je pourrais lui demander de louer sa ferme ! Il y a une étable, des granges, un jardin, une basse-cour et un grand verger derrière ! Vous avez raison, je vais de ce pas le rencontrer ! Si je trouve son adresse bien sûr, je vais aller me renseigner à la gare.
- Inutile, je sais où il habite et si vous avez la patience de m’attendre, je vais vous y conduire.
Pépino ne marchait pas non plus très vite, son handicap dû à l'énorme bosse qui le faisait s'incliner vers la gauche, l’en empêchait. Alors, les deux hommes avancèrent au même rythme jusqu’à la gare. Ils s’arrêtèrent devant une jolie maison avec un jardin donnant sur la rue. Un chien aboya mais ils entrèrent quand même sans crainte. Une femme plutôt agréable à regarder sortit et reconnut Mr Tomps qu’elle accueillit aimablement. Zaboto se tenait en retrait et la regardait intensément. Il essayait de savoir s’il pouvait lui faire confiance, car comme disait le proverbe : « Quand tu vois la femme, tu sais comment est le mari ».
Mr Tomps fit les présentations et demanda à parler à son mari. Elle lui répondit qu’il était à son travail mais qu’elle lui dirait qu’ils étaient passés. Il lui expliqua le but de leur visite, elle opina du chef et promit de tout rapporter fidèlement à son époux.
Ils s’éloignèrent soulagés, la rencontre s’était bien passée, cette dame était polie, aimable et gentille. Il suffisait d’attendre que le mari se manifeste.
Le lundi suivant, jour de marché à Rabastens, Joseph Zaboto n’était pas encore revenu lorsque le facteur entra dans la cour de la ferme au volant de son Solex qu’il fit vrombir en effectuant un demi-tour impeccable et remit une lettre à Guiseppina dite Pépina son épouse. Elle la prit, la retourna dans tous les sens mais comme elle ne savait pas lire le français, elle restait immobile devant sa porte. Le facteur, un homme d’une quarantaine d’années, comprit qu’elle était inquiète et lui proposa ses services. Il la rassura, il serait aussi discret qu’une tombe. Craignant la réaction de son mari, elle refusa puis comme il remontait sur son Solex et s’apprêtait à partir, elle le rappela et lui tendit la missive. L’homme l’ouvrit et lut d’une voix monocorde :
« Monsieur Zaboto,
Ma femme m’a apprit que vous étiez passé avec Mr Tomps dans le but de me demander de vous louer ma maison de Bertren.
Je pense que nous pouvons faire affaire. Je vous propose de nous rencontrer jeudi prochain au café de la Halle aux bestiaux lors du marché vers 10 heures. Je vous attendrai.
Je vous salue et espère que nous pourrons nous entendre.
Votre dévoué, L. ».
Lorsque Pépino rentra vers onze heures, Pépina s’empressa de lui « lire la lettre ». Il était tellement ahuri de la voir regarder le papier et de parler en italien, qu’il ne sut quoi dire : « comment pouvait-elle savoir lire le français et le traduire ? » pensait-il mais il écoutait attentivement. Au fur et à mesure qu’il entendait ce qu’il espérait entendre son visage se détendait.
Il remonta dans sa camionnette et partit à Saléchan chez un expert-géomètre à la retraite qui avait accepté moyennant paiement, de lui tenir à jour toute sa paperasse administrative, pour lui demander son avis.
Le jour dit, Joseph Zaboto était au rendez-vous à l’avance et Mr L. lui parla fort aimablement. Il était différent de son frère, tout aussi grand et mince mais son visage rond exprimait une bonhomie qui faisait défaut à son cadet. Ils s’entendirent parfaitement, Zaboto signa le contrat d’un Z suivit d’une croix, lui tendit la somme d’argent qu’il lui demandait et se vit remettre en échange un trousseau de clés avec un reçu. Tout était en règle, il allait avertir Mr Tomps qu’il quitterait la ferme dans les huit jours et qu’il pouvait d’ores et déjà, la mettre en vente officiellement.
Le samedi suivant, juste avant midi, une Peugeot 203-berline noire tourna aux Quatre-Chemins et se dirigea vers l’église. Elle stoppa devant le monument aux morts et un homme élégamment habillé en descendit, une pancarte à la main. Les hommes qui prenaient leur chopine au bistrot le reconnurent, c’était le notaire de Loures-Barousse. Ils sortirent pour voir où il allait et ils le virent se diriger vers la ferme. Lorsqu’il repartit, tous ensemble, ils se portèrent vers la maison et ils aperçurent avec stupeur une pancarte « A VENDRE » accrochée au portail. (4)
Ils parlaient très fort ce qui fit sortir Raymonde Carréra de chez elle. Elle non plus ne savait pas lire le français et elle demanda ce que ça voulait dire. Jean Castex la renseigna. Elle leva les bras au ciel, cria son fameux « Péralié et péralia » et rentra chez elle en courant. On entendit un bruit de voix et puis Raymond son mari apparut, très énervé. Mr Castex chercha à le calmer :
- Mais ne soyez pas inquiet Raymond, ce n’est qu’un panneau et il vous suffit d’aller voir le notaire. Vous pourrez discuter avec lui de l’éventualité d’acquérir cette maison.
Lorsque les Zaboto qui se trouvaient dans les champs, revinrent chez eux vers midi et qu’ils virent l’écriteau avec tout autour un attroupement, ils comprirent immédiatement qu’ils devaient déménager très vite. Mais pour éviter des problèmes car ils allaient avoir leurs voisins sur le dos, - vu que la guerre durait depuis leur arrivée, une question de fermages ... - il leur fallait du renfort.
On se défia du regard puis chacun rentra chez soi.
Durant le repas, Pépino ronchonna car il savait bien que les voisins allaient immédiatement rencontrer le notaire et que la vente serait très vite effective. Ils n’avaient pas trop de temps pour prendre possession de la ferme L.. Pépina lui suggéra de demander à Simon de les aider, il accepterait sûrement. Pépino trouva l’idée excellente.
Le lendemain dimanche, dès 6 heures du matin, Simon vint les rejoindre et ils commencèrent à charger le tombereau et la camionnette.
Le cadet L. averti par une bonne âme, surgit en courant au troisième voyage et attrapa Mr Zaboto par le col de sa chemise. Il bégayait, tellement il était en colère et tirait le pauvre infirme qui ne pouvait résister vers le portail pour le jeter dehors. Il criait :
- C’est ma maison ! Jamais un étranger n’habitera dans ma maison ! Rentrez en Italie, sale tordu de macaroni, allez voler chez vous !
Simon qui détachait un meuble du tombereau avec l’aide de Pépina pour le rentrer dans la maison, lâcha un juron (on disait un belec) qui fit sursauter l'agresseur mais ne le calma pas pour autant. Il lâcha toutefois Pépino qui n’en menait pas large mais qui retrouva vite sa verve habituelle. Il lui expliqua en criant lui aussi, qu’il avait loué le bien de son frère et qu’il l’avait payé. Donc, il était chez lui et lui, le frère, n’avait pas à y entrer. Il alla chercher le contrat de bail et le lui montra. L... le lut plusieurs fois droit comme un I, raide comme la justice et rouge comme un coq. Il regarda l’homme qui le toisait fort de son bon droit et lui jeta les papiers au visage puis il se retourna mais avant de partir, il lança froidement :
- Soit ! Mon frère vous a loué sa maison, il en avait le droit mais vous allez me le payer. Vous n’avez pas fini d’entendre parler de moi !
Les va-et-vient du tombereau et de la Juvaquatre durèrent jusqu’au soir, personne n’osa proposer son aide de peur de la réaction du "cadet" comme on le surnommait. Lorsque vers les 6 heures et demi, ils chargèrent dans le tombereau, pour le dernier voyage, les outils que Tomps leur avait donnés, les deux frères Badia Raphaël l’aîné et Conrad, le cadet, se tenaient devant le portail de leur maison, l’air sombre. Ils avaient rencontré le notaire la veille dans l’après-midi et arrêté la vente. Ils avaient accepté le prix proposé pour ne pas laisser échapper l’affaire. Mais ils voulaient TOUT récupérer.
Pépina les avait observés toute la journée et leur présence devant le portail l’inquiétait car si Conrad - qui était un véritable brave homme mais une soupe au lait de premier ordre - apercevait les outils dans le tombereau, il risquait de le prendre mal. Elle prit une grande bourrasse et l’étendit sur tout le matériel puis le cala avec un gros sac. Son mari la regarda, interrogatif. Elle fit un signe de tête vers l’extérieur et il comprit. Aucun mot ne fut échangé. Simon, occupé à l’intérieur de la grange, ne s’aperçut de rien et se plaça devant la paire de vaches. Le couple suivit derrière. Quand ils passèrent devant les deux hommes, ils gardèrent les yeux baissés.
Le portail avait été bien fermé, la pancarte enlevée. Pépina reviendrait dans les jours suivants nettoyer l’intérieur de la maison puis son mari porterait les clés au notaire.
Il n’y eut aucun incident. Les Badia-Carréra (4) rôdèrent autour de la propriété. Tout était propre et rangé mais ils virent que le potager n’avait pas été travaillé et que les arbres commençaient à se parer de feuilles et de boutons de fleurs. La récolte promettait d’être bonne.
Ils signèrent l’acte de vente en juin et emménagèrent dans la foulée. Ils étaient fébriles, ils voulaient être chez eux, ne plus être en bas socialement, ne plus être étrangers puisque on leur avait accordé la nationalité française à leur majorité, en 36 pour Raphaël (qui en plus avait été prisonnier en Allemagne) en 39 pour Conrad, en 46 pour Marie lors de son mariage avec un Français. Seule la dernière de la couvée ne l'avait pas encore obtenue. Ils allaient être désormais les égaux des « vrais français » et donner de la voix dans la politique du village. Et pourquoi ne pas entrer dans le conseil municipal pour, un jour, accéder au poste suprême ? Ils échafaudaient des projets d’avenir. En fait, ils étaient venus vivre en France pour cela : réaliser leur « rêve américain » !
Mais dès le premier jour, Conrad vit que la charrue avait disparu ! Il s’étrangla de colère et courut vers ce qui était maintenant la maison des Zaboto. Il déboula dans la cour, éructant, la bave aux lèvres et se mit à insulter Pépino qui ne se laissa pas impressionner et lui répondit lui aussi quelques injures bien senties. La dispute prenait des proportions alarmantes et Pépina tremblait. Elle savait que son mari était incapable de se défendre physiquement et Conrad était trop en colère ! Quand elle vit que l’animosité augmentait terriblement, elle prit peur et courut vers la maison. Conrad, au paroxysme de sa fureur, sortit un couteau. Les voisins, alertés par le tumulte, s’étaient massés devant le portail et des cris s’élevèrent :
- Ne fais pas le con ! Laisse ces gens tranquilles !
Il hurla encore plus fort :
- La charrue est à moi, je l’ai achetée quand j’ai acheté la maison, ce voleur doit me la rendre !
Il pointa l’arme vers l’abdomen de Pépino qui recula et fit un saut sur le côté. Conrad le suivit, le couteau toujours brandi. Il faisait des moulinets et Pépino bondissait le plus loin possible pour les éviter. Pépina surgit alors, un fusil dans les mains et le braqua vers les deux hommes. Elle cria dans son mauvais français :
- Conrad, fiche le camp ! Laisse mon mari et rentre chez toi ! Si tu ne mets pas ce couteau dans ta poche, je tire !
Et elle le mit en joue ce qui calma le jeune homme immédiatement.
Sous la protection de sa femme, Pépino reprit de la vigueur et de l’assurance et hurla à son tour :
- Conno va ! Tomps m’a donné les outils ! Au lieu de te mettre en colère tu aurais mieux fait de te renseigner ! Si tu croyais qu’il allait vous faire des cadeaux, tu te trompais, vous lui avez fait assez de crasses pour l’obliger à vous vendre son bien ! Il s’est vengé et c’est à lui que tu dois demander des comptes ! Tu n’es qu’un conno, un vrai connard ! Jouer du couteau pour une charrue ! Tu es bon pour l’asile la prochaine fois !
Conrad n’allait pas lui laisser le dernier mot :
- J’irai le voir, ne t’en fais pas et si tu as menti, je porterai plainte à la gendarmerie ! Tu n’en as pas fini avec moi, je t’ai à l’œil et avec le bon ! C’est toi le conno, tu t’es vu avec ta bosse ? Tu n’es même pas fichu de travailler, tu envoies ta femme au turbin tandis que toi tu te la coules douce ! Saloperie, fils de pute, je t’avertis : au moindre écart, je te fais la peau !
Et indifférent au groupe de gens qui se tenait devant le portail, il repartit vers SA maison à grandes enjambées. Pépina, tremblant comme une feuille au vent, tendit le fusil à son mari qui l’entraîna à l’intérieur afin qu'ils puissent se remettre de leurs émotions. Les voisins se dispersèrent en commentant les événements d’un « ça va mal finir au village, il va y avoir des morts si ça continue".
Et ça a continué ! à cause d'une charrue et de parcelles âprement disputées !
A suivre
Jackie Mansas
le 10/03/2016
Sources :
1 : je n'y suis pour rien !
2 : Suzanne Lamoure née Castex +
3 : Joseph Zaboto +
4 : Conrad Badia + et Angel Gallina + Suzanne Lamoure +
Je vous raconterai l'arrivée à Bertren des deux familles, en 1927 pour les Espagnols et en 1951 pour les Italiens un autre jour car ce fut de belles arrivées ! Ils étaient tous des gens bien, braves, honnêtes, travailleurs et serviables. Ils ont vécu dans le même "bain" que les Français.
Mais à partir de 1958, quelques prémices annoncèrent un changement. En 1961 et 1962, un cran fut franchi dans le domaine de l'intolérance avec l'arrivée de quatre familles étrangères au village et à partir de 1965, après les élections municipales, la belle harmonie éclata, hélas ! Cependant, ce fut à partir de l'été 1976, que le tournant décisif de la disparition d'un monde solidaire et fraternel fut effectif, malheureusement... Comme quoi, les visiteurs indésirables ne peuvent apporter que le malheur !
Nous allons donc rester dans l'histoire de ce village jusqu'en 1960. Pour se faire un peu plaisir ! Je n'ai pas envie de raconter des histoires tristes aussi j'édulcorerai le terrible drame de mai 1954 qui plongea les villageois dans une tristesse incroyable et qui déclencha une haine terrifiante chez les protagonistes (n'acceptant toujours pas d'avoir été jugés) qui dure encore, hélas ! Ni celui de 1968, destructeur de vies....