Actualités d'hier et d'aujourd'hui sur les Pyrénées Centrales, au travers de l'histoire d'une famille, celle d'un "pays", celui des Pyrénées. Le passé est omniprésent avec celui d'un petit peuple : la Barousse...
Dans un de mes précédents articles, j'ai mentionné que j'allais vous raconter l'histoire des soupes préparées par les femmes "cultivatrices" (de leur mari) durant l'occupation pour que les maquisards planqués dans la montagne autour de la ferme d'Ardoun (Anla/Ilheu/Bertren/Izaourt/Luscan) mais qui patrouillaient et gardaient la montagne du Gert puissent manger convenablement pour garder "toutes leurs forces" !.
Elle m'a été rapportée par une dame qui a participé à cuisiner clandestinement ces soupes durant deux années où le maquis a été très actif, de l'hiver 1942 à juillet/août 1944, l' épouse "dévouée" du cousin germain de mon père Jean-Marie Lamoure. Elle était née à Sacoué en 1899.
1 - Les femmes pyrénéennes et leur condition sociale
Pour bien comprendre cette sorte de résistance "agricole" menée par les femmes à forte personnalité, je vais vous présenter la première d'une bonne liste, celle qui a pris plaisir à se souvenir de cette période, Madame Suzanne Lamoure qui m'a permis de raconter son histoire car ... "si ça pouvait servir d'exemple"... elle était unique !
Fille d'agriculteurs, épouse d'agriculteur, Suzanne avait l'âme paysanne chevillée au corps et ne pouvait vivre sans toujours se référer à la terre, aux produits de la ferme, à la cuisine paysanne...
J'aimais bien cette dame au fort caractère, surnommée par son mari (union arrangée évidemment entre deux familles de même rang social, c'est-à-dire en haut de la pyramide paysanne), le "carcan"....
.... c'était d'une gentillesse inouïe et sentait fort l'amour du couple n'est-ce-pas...
En fait, Jean-Marie que nous appelions tonton, était doté d'un caractère doux mais ferme et d'une grande intelligence. Sa mère Baptistine, soeur de mon grand-père et sa soeur Jeanne épouse Bon Georges, étant, disons-le, douces et gentilles, mais il ne fallait pas leur en conter parce que là, alors, c'était une autre histoire !...
.... il ne pouvait s'empêcher de faire une comparaison très circonstanciée entre les caractères. Mais en silence car si Suzanne l'avait su ou bien même, si elle en avait eu le moindre soupçon, alors gare...
Suzanne était autoritaire et vive, une "mordue" du travail et se mêlait de tout ce qui concernait le travail de la ferme ce qui devait, en principe, ne revenir qu'au chef de famille. Mais là, pour lui faire comprendre que selon les traditions ancestrales et les coutumes religieuses, la femme arrivait en second après son mari, c'était pour tous la croix et la bannière ....
Non pour elle, une femme savait aussi bien diriger une exploitation qu'un homme, discuter avec les maquignons - des voleurs selon elle mais c'était l'avis de tout le monde parce que "c'était le métier au sein du monde agricole qui s'enrichissait rien qu'en parlant pour gruger les gens sans trop travailler" - et abattre un travail considérable sur tous les fronts. Ce qui bien évidemment était fort juste.
Donc, "le carcan" était son surnom mais elle n'était pas méchante pour deux sous. Au contraire, entrée à l'hospice dit l'Hôpital, après la mort de son mari, elle a abattu un sacré travail auprès des pensionnaires aidant en cela le personnel pas si nombreux que cela pour s'occuper de presque 90 personnes âgées valides ou non valides. Elle y a mis tout son coeur, son dévouement.
J'ai discuté, dans les années 9O, avec son frère resté célibataire à Sacoué, d'elle et de son mariage à Bertren.
Il me raconta l'histoire, je n'ai pas ri devant lui, mais après... Il était gentil ce monsieur, vraiment gentil... En fait, elle n'arrivait pas à trouver un mari à cause de son caractère "insupportable" selon son frère et de son surpoids assez conséquent.
Pourtant, ajouta-t-il malgré ses kilos en trop qui représentaient pour les éventuels prétendants contactés par le père, un surcroît de dépenses en tissu pour les vêtements et les inévitables tabliers... elle était d'une "agilité sans pareille pour travailler".... J'ai trouvé ce raisonnement un peu fort car il traduisait, bien évidemment, la vision que les hommes d'autrefois avaient des femmes.
Mais bon, c'était une autre époque....!
Je crois avoir compris que le prix des tabliers selon la taille était une façon "élégante" pour décliner l'offre, vu son caractère bien trempé. Malgré la dot assez conséquente offerte par la famille...
Je me souviens lui avoir demandé alors pourquoi, puisqu'elle était un bourreau de travail, son père et sa mère ne voulaient pas la garder célibataire pour travailler à la maison avec eux et lui, l'héritier. Il m'a répondu outré qu'il fallait "se la supporter toute la journée", qu'elle avait été bien où elle s'était enfin (!) mariée et que c'était un bien pour tout le monde.
Cette anecdote m'a rappelée que ce fut le même cas pour ma grand-tante Victorine, qu'aucun homme ne voulait épouser vu son "sale caractère" (elle était elle, très mince et assez élégante quoique très petite de taille).
N'en pouvant plus, un jour de la fin de la décennie 1900, son frère militaire, mon grand-oncle Bertrand, supplia un de ses copains de régiment, né de père inconnu dans une petite ville du nord de la France, qui pour effacer sa "bâtardise" rêvait de fonder une famille "légitime" (mais qui ignorait totalement ce qu'était un fort caractère féminin pyrénéen), d'épouser sa soeur... il se chargeait de la dot... importante cela va de soi pour l'appâter plus sûrement !
Le mariage se fit, le mari grimpa les échelons militaires et mourut sur le front. Victorine se retrouva veuve, avec une pension de veuve de guerre assez conséquente et revint... chez elle à Ourde. Commença alors une guerre sans merci avec sa belle-soeur, tout aussi fort caractère qu'elle !
Il paraît que ce fut proche de ... l'enfer ! La dispute pour une chaise fut pour tout le monde, un modèle d'anthologie ! (1)
Ah la la ! Les femmes pyrénéennes !
Fortes de caractère, énormes personnalités, aussi têtues que des mules, excellentes épouses et mères, elles savaient tout de même parfaitement où se trouvait leur place selon la tradition.
Ce que ça peut faire l'amour "arrangé" .... ! (2)
Je voulais vous présenter quelques fortes personnalités dans les trois communautés qui composaient le village de Bertren mais j'ai pensé que ce serait fastidieux à tous les niveaux. J'ai donc préféré vous les faire connaître au fur et à mesure des prochains récits.
Les françaises dominaient les hommes et portaient "la culotte" dans leurs foyers. En public, elles respectaient les règles établies depuis toujours à savoir marcher derrière le mari les yeux baissés, ne pas se mêler aux hommes et elles auraient dû, pour bien faire, ne pas prendre la parole....
Mais alors là, il aurait fallu trouver un moyen radical de coupure momentanée des cordes vocales pour qu'elles puissent respecter l'interdit.
Elles avaient des opinions politiques bien tranchées et le faisaient savoir.
Les espagnoles vivaient comme en Espagne soi-disant sous la coupe de leurs maris. En public... mais en privé, c'était bien autre chose, elles s'étaient rapidement mises à l'heure française ! Cependant, elles ne sortaient pas pour les fêtes par exemple, elles n'allaient qu'à la messe ou au lavoir et dans les champs et ne parlaient surtout pas aux hommes.
Quant aux italiennes, leur sort n'était pas enviable du tout et les françaises en étaient malades de tant de soumission : comme leurs maris les avaient achetées, ils avaient tous les droits sur elles, d'où inerdiction de sortir, de parler, même de faire des courses, même d'acheter des vêtements sauf si le mari était avec elles. Elles devaient trimer du matin au soir, tout faire à la maison et à la ferme et rapidement sans broncher sinon les coups tombaient très vite. Elles n'étaient que des objets.
Lorsque je parcourais la Barousse pour faire les recherches sur la vallée et ses forêts, j'ai rencontré beaucoup de personnes, des vrais de vrais baroussais.
En bas de la vallée, on me parlait de mon père, en haut de la vallée de ma mère qui, elle, n'a jamais connu un tel milieu, mon grand-père italien respectant au plus haut point son épouse car ils avaient fait un mariage d'amour donc il ne l'avait pas achetée.
Cela avait déclenché une histoire terrible dans la famille de ma grand-mère là-bas à Maresca en Toscane, car le père n'avait pas reçu d'argent. Son fils reprit l'antienne à l'envi soutenu par sa femme et la pauvre mémé Catherine fut déshéritée.
Parce qu'elle avait choisi pour mari un homme qui refusait absolument d'acheter une femme ! "Mais enfin, elles ne sont pas des objets tout de même" disait-il pour argumenter sa décision !
Maman avait beaucoup d'amis de jeunesse et tant les hommes que les femmes m'ont dit qu'elle avait été une très jolie femme, mince, cheveux auburn et des yeux changeants magnifiques, ensorceleurs.
Elle avait une grâce innée et était profondément gentille mais assez austère, sévère, elle ne riait jamais... Ah pour ça, ils avaient raison ! Si quelqu'un avait dit qu'il l'avait vue rire une seule fois, croyez-moi, il mentait !!!
Un monsieur de Ourde m'a raconté qu'il était très amoureux d'elle mais qu'elle n'avait jamais voulu de lui et ajouta-t-il avec malice "pourtant j'étais français donc elle aurait pu réfléchir, j'étais aisé entre la ferme et mon emploi à la scierie de Mauléon, on aurait bien vécu. D'ailleurs ma femme, si elle était encore là, pourrait te le dire. Mais elle n'a pas voulu, je me suis fait une raison".
Revenue à la maison, je lui ai demandé de me raconter. Réponse :
- "il n'y a rien à raconter, il m'a demandé en mariage comme d'autres mais je ne voulais pas me marier ni avec des espagnols ni avec des italiens, pour rien au monde !"
- Pourquoi ?
- Parce que avec eux, il fallait vivre comme au Moyen-Age, à la maison, trimer et ne pas sortir ni parler. Puis à l'occasion, recevoir des coups quand ils étaient soi-disant énervés... Non mais quand même !
- C'était à ce point ?
- Oui et même pire, tu aurais vu les bleus que certaines avaient sur les yeux et le visage mais aucune n'allait voir le juge de paix, elles ne voulaient pas. C'était comme ça. Je voulais un français parce qu'eux en général considéraient leur femme comme une égale et les laissaient faire ce qu'elles voulaient en dehors de la maison et surtout un français de bonne famille.
- Mais ce monsieur est français et de bonne famille alors, il ne te plaisait pas ?
- C'est ça, il me plaisait comme ami mais pas comme futur époux et puis merci bien le travail de la ferme à Ourde ! Je n'ai jamais eu envie d'épouser un agriculteur, je ne suis pas de la terre.
Mais en me mariant avec ton père, j'ai fait une lourde erreur quand même, il avait tout bien au départ mais quand Labardens a terminé ses contrats au Pic du Midi, monsieur a décidé de retravailler ses champs !
Il m'a fallu l'aider car il ne pouvait pas être à la fois sur les chantiers et sur la terre même en se levant à 4 heures du matin comme il en avait l'habitude. Heureusement que ça n'a pas duré longtemps.... au moins quand même, une bonne dizaine d'années ! C'était un plus...
Voilà le fin mot de l'histoire... Quand je vous dis qu'elles étaient de sacrées bonnes femmes !
Après cette petite révision de la condition féminine en ces temps pas si lointains que cela, repartons vers l'histoire des soupes durant la guerre.
Bien évidemment, je vais faire parler Suzanne mais ce sera mon récit avec mes mots à moi parce que se rappeler les phrases exactes depuis 1969, il me semble mais je ne suis pas sûre, c'est tellement loin, cela m'est impossible. Je vais essayer de rester le plus fidèle possible avec sa personnalité.
Partons donc gaiement dans le passé ...
Suzanne Lamoure :
"Durant l'occupation, il y avait les réquisiteurs envoyés par les allemands pour nous voler ce que nous avions de meilleur à l'étable, à la bergerie, à la cochonière, à la basse-cour et au jardin. Tu penses bien qu'il n'était pas question qu'ils nous volent tout le temps et que nous avions des combines pour les éloigner et les empêcher de nous tourner autour. Dès que l'on savait qu'ils allaient pratiquer la razzia à Bertren, on planquait les bêtes qu'ils auraient choisi et on cachait soigneusement la majorité des récoltes, ne laissant en vue que ce qui était le plus moche.
Moi : comment faisiez-vous ? comment pouviez-vous savoir qu'ils allaient venir ?
Suzanne : ton père et ses copains, surtout Louis, le métayer des Mondon, avaient mis au point un plan infaillible pour les gruger. Tu comprends que l'on n'avait pas à donner ce que nous avions tant de mal à gagner. On n'allait pas nourrir des gens qui avaient envahi la France et prétendaient nous gouverner, nous savions parfaitement le faire nous-mêmes."
(Et toc...)
On continue : " Donc, ton père qui n'était pas le dernier pour trouver les combines (et on les attendait avec impatience) avait imaginé un plan en plusieurs actes. Il connaissait par coeur la montagne puisque c'était lui en général qui dirigeait les coupes l'hiver et qui connaissait tous les coins à champignons... (2)
On savait qu'ils allaient venir dans le village parce que ton père qui avait des copains partout était averti à l'avance."
Avant de continuer ce récit, je dois dire que j'ai appris récemment que, entre autres messages divulgués clandestinement, les personnes impliquées dans les maquis recevaient toutes les informations concernant les activités des SS et militaires des Kommandanturs, des gendarmes de Loures-Barousse.
Les coursiers, des jeunes entre 16 et 20 ans, se rendaient tous les matins à la gendarmerie et ensuite portaient les messages à leurs destinataires... jusqu'à Cierp ! par la montagne.
Comme les gendarmes n'étaient nullement les "copains" de mon père, au contraire, si le village avait l'info, c'était parce qu'un coursier était venu rendre compte à Mme et Mr Castex, les bistrotiers, qui relayaient ensuite.
Cependant, à cette époque, Suzanne ne pouvait le savoir. En fait ces sortes de rumeurs souterraines protégeaient les gendarmes qui pouvaient continuer tranquillement à aider la Résistance. Mais elles mettaient en danger - si elles avaient émergé - les gars sur le terrain.
Après cet aparté, reprenons notre discussion.
Moi : les réquisiteurs avaient donc un planning de visites réquisitoires?
Suzanne : je crois oui, sans doute.
Moi : comment vous organisiez-vous ?
Suzanne : la forêt était le refuge des animaux que l'on ne voulait pas donner quand ils étaient "à point" selon les allemands, on disait qu'ils avaient attrapé une maladie et qu'on les avait enterrés.
On leur montrait l'endroit et pour que, s'ils grattaient un peu la terre, ils puissent sentir une odeur de cadavre, on faisait un trou que l'on garnissait avec ce qu'il y avait dans les seaux hygiéniques, on recouvrait tout de terre, et je peux t'assurer que ça puait... Ils repartaient convaincus, ce qui nous importait à nous.
Moi : mais Suzanne, comment faisiez-vous pour les cacher tous dans la forêt et où ?
Suzanne : évidemment nous ne les faisions pas partir par les rues ou la route nationale en cas que les collaborateurs qui se trouvaient tous au centre du village ne nous suivent et rapportent.
Maintenant, tout le monde veut clôturer sa propriété comme il faut car il ne faut pas déplaire aux nouveaux voisins. Mais à l'époque, tu pouvais passer d'un jardin à un autre par exemple pour aller papoter un peu quand on n'avait rien à faire mais quand même, ce n'était pas souvent... !
De temps en temps bien sûr, quand il pleuvait... Ou bien si tu avais besoin de quelque chose, soit tu prenais la rue, soit tu passais par le jardin ou le verger.
Donc, comme nous avions agrandi les trous dans les murs et les haies, les "bons" animaux pouvaient filer en douce vers le bois, des hommes attendaient pour les réceptionner et les amener vers des petites pâtures disséminées dans la forêt. C'était après une coupe, l'herbe poussait avec des petits arbres que les animaux grignotaient. Mais comme pour y aller, il fallait connaître, les allemands ne s'y risquaient pas.
Moi : et pour les sacs de blé, de maïs et de sarrasin comment faisiez-vous ?
Suzanne : tu oublies les haricots ! et bien, on était quelques uns des cultivateurs à les remiser dans une grotte que les gosses nés au début du siècle, menés par ton père, chef de bande à l'époque - ils avaient tous à peu près le même âge - avaient découvert en s'amusant à construire des cabanes (3) dans la forêt, le long de la Goutille.
Moi : mais qu'est-ce qu'ils faisaient le long du cours de la Goutille, son lit suit le relief et les cascades sont nombreuses et dangereuses à grimper !
Suzanne : ah ça ! je ne peux pas te dire, je suis née à Sacoué moi et comme je ne les ai connus qu'adultes, je ne sais pas, demande à ton père, s'il veut te répondre, sinon à Charlou (4), lui il te dira. Il aime bavarder, ce n'est pas un taiseux.
Ma mère la coupa alors :
- Il vaut mieux demander tout de suite à Charlou car avec Simon, il faut faire les demandes et les réponses.
On rit puis Suzanne reprends :
- Quoiqu'il en soit, on y remisait ce que l'on ne voulait pas que les allemands nous prennent.
Moi : tout le village ou bien seulement quelques agriculteurs ?
Suzanne : non pas tout le village bien sûr, nous au quartier, les autres avaient d'autres cachettes. Par exemple, ceux d'après l'église, se servaient du rocher de l'écho au-dessus de la métairie de Bougues, il y a une cavité pas grande, paraît-il mais un avancement de roches, protège des intempéries. Je n'en sais pas plus, je n'y suis jamais allée (5). Et en bas du Vignau, ils devaient faire pareil avec l'hôpital, les soeurs étaient d'accord bien sûr. Les réquisiteurs n'allaient pas fouiller un hospice pour gens nécessiteux tout de même.
(Aparté : et dirigé de mains de maître par des religieuses aïe, aïe, aïe... Je pense qu'ils n'avaient pas envie de déclencher un cataclysme... ils avaient trop besoin d'elles comme infirmières, entre autre.)
Moi : c'était pareil dans les autres villages ?
Suzanne : je ne sais pas mais je pense que oui, les gens n'étaient pas fous quand même : se laisser enlever le pain de la bouche sans rien faire ? Non, je crois que eux aussi avaient leurs combines. (6) Mais comme personne n'en a jamais parlé parce que sinon, on aurait eu des histoires...
Moi : avec qui ?
Suzanne esquissant un geste de la main signifiant qu'il fallait se taire et ne pas poser de questions : Mmmmmmmmm!!!!
Bof, on a compris avec qui, ce n'est pas difficile !
Moi : et pour les poules et les lapins comment faisiez-vous ?
Suzanne : pareil, on laissait les rachitiques - si on ne pouvait pas les soigner c'était parce que l'on n'avait pas d'argent vu la guerre, ils se prenaient ça en pleine figure mais se servaient quand même - et on faisait partir les autres avec les cochons, ils s'entendaient très bien.
Moi : et pour le potager ? Ils se servaient aussi en légumes non ?
Suzanne : Ah ça ! Jackie, c'est le domaine où on les a eus et de belle manière ! Figures-toi qu'au jardin, la récolte était maigrelette mais on avait des légumes à revendre, tu aurais vu le fût des poireaux et la grosseur des oignons ! De toute la guerre, ils n'en ont pas vu la couleur et pourtant, tous les jours où presque ils passaient devant !
Moi : vous voulez bien me raconter ?
Suzanne : bien sûr, tu comprends bien que l'on n'allait pas semer beaucoup au jardin, ils étaient obligés de nous laisser de la récolte car sinon, comment aurait-on pu manger ?
Comment pouvait-on faire la soupe tous les jours ? Il fallait qu'ils nous en laissent mais s'ils avaient su quelles quantités nous avions et que nous leur cachions, je crois que l'on aurait été bons pour partir en camp de concentration, avec Cou de Cigogne tout était possible !
Maman : Alors là, vous n'y auriez pas coupé, dangereux et méchant comme il était !
Moi : à ce point ?
Maman et Suzanne : à ce point oui !
Moi : Suzanne, ne me faites pas languir comme cela ! Comment faisiez-vous pour avoir autant de récolte disons invisible ?
Suzanne : il faudrait demander à ton père comment il a eu l'idée, car c'est lui qui, encore une fois, a tout manigancé et je peux t'assurer que l'on ne s'est pas posé de questions, on a suivi son exemple...
Moi : donc, si je comprends bien, c'est papa qui a trouvé le moyen d'avoir tous les ingrédients pour faire la soupe sur un long temps, ce dont nous allons parler, mais qu'a-t-il imaginé ?
Elle rit à l'évocation du souvenir. Ses yeux bleus deviennent malicieux et c'est d'un pas joyeux que nous repartons dans le passé pour connaître enfin l'histoire des soupes.
En 1944, mon père était âgé de 39 ans, avait rencontré l'amour de sa vie mais n'avait pas laissé aux oubliettes sa malice et ses idées... disons "combinardes".
Suzanne était âgée de 45 ans et pas la dernière, comme les autres femmes du village, à entrer dans une "combine" pour garder pour soi le fruit de son travail au nez et à la barbe des "envahisseurs" et du fameux "affreux" Cou de Cigogne ! Mais aussi pour aider ceux qui avaient besoin.
Je pense que c'est Joséphine Castex et/ou ma cousine Jeanne Bon, très amie et très complice avec mon père, son cousin germain, qui a eu l'idée de cuisiner une énorme quantité de soupe de légumes avec un morceau de viande, une foris par semaine pour la porter aux maquisards.
Mise dans des gamelles en fer blanc hermétiquement fermées et déposées dans le puits de Monsieur Célestin Bon à Ardoun, au frais dans l'eau durant une semaine, elle se conservait très bien.
L'une ou l'autre exposa l'idée soit à mon père, soit à Louis, de toute façon, ils en parlèrent ensuite puisqu'ils étaient également complices, à ma grand-mère Félicie qui prit tout en mains aussitôt. Comme à son habitude.
La Résistance, bien sûr, ce sont les grands faits de l'Histoire que l'on étudie dans les livres, que l'on écrit, que l'on filme. Mais c'est aussi les actes du peuple des "petits", ceux dont on ne parle jamais mais qui ont su résister à leur manière.
Les maquis n'auraient pas eu autant de réussites dans leurs actions s'il n'y avait pas eu derrière eux ces "petits", ces "sans grades".
Pas une seule fois, ils n'ont porté une arme, ils n'ont tué personne, mais ils ont aidé, sans rien demander, en silence et dans l'ombre, ceux qui justement, avait une arme pour défendre leur pays occupé.
A la prochaine fois avec Suzanne.
Jackie Mansas
6 février 2022
NOTES
1 - Etienne Saint-Martin +
2 - voir livres de Isaure Gratacos sur les femmes pyrénéennes
3 - il me les avait montrés comme cela je n'avais pas à chercher, j'y allais direct... en 2003, ce fut une magnifique récolte, la meilleure de ma vie tellement il y en avait, j'ai été obligée d'en laisser... Ma mère en avait plus qu'assez de les cuisiner et de faire des conserves...
4 - notre voisin né en 1908 et pas le dernier lui non plus pour être, dans sa jeunesse, un joyeux drille ! Il aimait raconter le passé.
5 - moi non plus, je n'y suis jamais montée mais on le voyait jusqu'il y a deux ans environ quand il y avait moins d'arbres. Cette cavité avec entrée couverte domine le village derrière l'église mais n'est pas aussi haute que le clocher et est située dans la forêt accessible par la Débarrade.
6 - mon parrain m'a raconté qu'à Ourde, chez lui, son père n'acceptait pas de voir s'envoler le travail d'une année pour nourrir une armée d'occupation dangereuse et mauvaise.
Alors, ils cachaient la plus belle partie des récoltes dans une borde qu'ils possédaient en montagne et quand un animal était "à point"... (oui je sais c'est terrible, ça fait mal d'imaginer un tel sort), pour le tuer et le manger, afin que les réquisiteurs qui avaient noté la naissance ne viennent se servir, ils le tuaient la nuit et le découpaient.
Ils mettaient les morceaux dans des sacs hermétiques qu'ils déposaient dans un ruisseau où l'eau était froide loin du village pour la conserver, dans un endroit où personne n'irait fouiller.
Tout le monde faisait pareil, c'est ce qu'il croyait mais personne n'en parlait et n'en parla pas plus la guerre terminée. Quand les réquisiteurs arrivaient et bien, l'animal avait eu une maladie et était mort. Soit, on l'avait enterré, soit on l'avait laissé aux vautours très nombreux à cette époque...